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« L’inflation alimentaire est une bonne nouvelle »

Sébastien Abis est chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) et directeur du Club Demeter.

Sébastien Abis est chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) et directeur du Club Demeter. Il vient de publier un nouvel essai « Veut-on nourrir le monde ? Franchir l’Everest alimentaire en 2050 », aux éditions Armand Colin.

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Vous avez déjà publié de nombreux livres sur la géopolitique agricole, pourquoi cet essai ?

Entre le Covid et l’Ukraine, en passant par plusieurs autres problématiques, il y a un retour très visible des questions agricoles et alimentaires ces dernières années. Avec mon éditeur, nous avions la volonté d’avoir un ouvrage engagé qui traite de la problématique à l’échelle mondiale et qui essaie d’expliquer pourquoi c’est une question stratégique et où se situent les grands points de repère. Je trouve regrettable d’entendre en boucle qu’en Europe, en France, il n’y a pas d’avenir, qu’on va crever de chaud dans 30 ans, qu’on va moins bien vivre que ses parents, etc. Je vois aussi trop de jeunes de 20 ans perdre un peu pied et ne plus avoir forcément le goût du futur ou le goût des autres. Or, c’est le socle de la démocratie, donc on tue la démocratie à force de renoncer à un avenir meilleur et collectif. Je me suis dit qu’il fallait que j’écrive un livre dans lequel, en creux des problématiques agricoles et alimentaires, je mette sur la table la volonté des uns et des autres d’avoir encore des aventures collectives certes difficiles, d’où la métaphore de l’Everest, mais nécessaires.

Quels sont les grands défis de cet « Everest alimentaire » que vous évoquez ?

On doit avoir une intensification de la sécurité humaine et alimentaire dans les prochaines années comme jamais on ne l’a eu par le passé. Mais nous devons aussi faire une décroissance des émissions carbone sans précédent. Donc on a une équation gigantesque à résoudre, c’est comment intensifier d’un côté et décroître de l’autre. Pour ma part, je suis pour la décroissance des émissions carbone, mais je suis aussi pour la croissance du développement humain. Et la question alimentaire pour moi est aspirée autour de cette dialectique.

Dans cette transition agricole et alimentaire en marche, ne met-on pas trop de pression sur les producteurs, notamment en Europe ?

L’une des erreurs peut-être, c’est d’estimer qu’on va changer les systèmes alimentaires et donc imposer au monde productif agricole de s’adapter. Ces dernières années, en Europe, en France, on a sans doute excessivement mis l’accent sur le verdissement, même s’il est nécessaire. Mais on a insuffisamment combiné ce verdissement avec les moyens donnés aux protagonistes de le faire. Comme pour la montée de l’Everest, on dit aux agriculteurs, on vous montre la route, vous allez faire le job, et on va vous expliquer comment vous devez faire. En revanche, on vous enlève tous vos équipements et on ne vous paie pas plus.

Et ce que c’est ce qui a déclenché la crise agricole de ce début d’année, selon vous ?

La plupart des sujets tournent autour d’une crise de confiance, une crise de cohérence et une crise de constance. Il y a très peu de sujets nouveaux. Quand on suit un peu le monde agricole, on ne s’est pas dit qu’il y a une revendication ou un problème qu’on n’avait pas vu ! Il y a une frustration croissante et le consommateur a sa part de responsabilité. Moi, j’assume depuis deux ans de dire que l’inflation alimentaire est une bonne nouvelle, par exemple.

Si c’est plus performant socialement, écologiquement et plus rémunérateur pour celles et ceux qui font, il faut que ça coûte plus cher. Il faut être très clair. Mais il faut aussi que les mondes agricoles comprennent qu’ils ne peuvent pas faire comme hier. On a d’un côté une agriculture mondiale qui se développe très fort depuis 20 ans et une autre qui va devoir intensifier ses pratiques écologiques, régénérer la nature, repenser la santé des sols, apprendre à produire avec peu d’eau, avec beaucoup de sobriété… Dans tout ça, j’ai toujours eu une conviction, c’est que l’on n’aura que des combinaisons de solutions. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de « modèle » agricole. L’entreprise agricole performante, c’est celle qui est profitable, soutenable, diversifiée, dérisquée et portable au sens de transmissibilité.

Vous évoquez dans votre livre la notion de « souveraineté solidaire ». De quoi s’agit-il ?

Sur le plan agricole et alimentaire, la souveraineté, c’est le constat qu’aucun pays dans le monde ne peut se passer d’avoir la meilleure agriculture possible à domicile pour sa sécurité alimentaire. Mais il y a de nombreux pays qui savent qu’elle ne pourra jamais atteindre 100 % du besoin. C’est de savoir comment je dois compter sur les autres et comment je gère ça géopolitiquement.

Et ensuite c’est être solidaire entre les territoires de mon propre pays et vis-à-vis du futur. Je ne vais pas dégrader mon sol pour être bon pendant 10 ans et être en insécurité alimentaire après, ça n’aurait pas de sens. C’est être solidaire aussi envers les producteurs, avec des consommateurs qui payent le juste prix. C’est également de se dire quand je peux exporter des surplus parce que je produis plus que mon besoin domestique, le commerce est utile. La souveraineté alimentaire solidaire, c’est tous ces jeux-là parce que je ne crois pas au fait qu’on puisse rentrer dans le chacun pour soi car nous pourrions avoir des insécurités alimentaires considérables à l’échelle du monde. Est-ce que la souveraineté alimentaire, c’est du nationalisme déguisé ou est-ce que c’est géopolitiquement une reprise de conscience partout, y compris en Europe et en France, qu’on ne peut pas se désarmer en agriculture ? Je ne sais pas. Mais, on peut viser une souveraineté alimentaire sans tomber dans le travers d’un discours sur l’autarcie générale.

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